Mehmet Issa N’Diaye : « Il faut penser autrement la politique cacaoyère en Côte d’Ivoire »

Après une formation au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et à l’École de Guerre Économique de Paris (EGE), un début de carrière à Wall Street et une expérience de trader senior au Conseil café-cacao de Côte d’Ivoire, Mehmet Issa N’Diaye est aujourd’hui à la tête de BlackPearl, une société basée à Abidjan et spécialisée dans le conseil stratégique, l’investissement et la levée de fonds. Pour Ressources, ce fin connaisseur de la filière cacaoyère et de ses enjeux a accepté de parler sans langue de bois de la brûlante actualité des fèves ouest-africaines, proposant des pistes de réflexion et d’action qui sortent des sentiers battus. Entretien.

Ressources : Que vous inspire la récente décision de la Côte d’Ivoire et du Ghana de finalement lever la suspension des ventes de la récolte cacaoyère 2020/2021 ?

Mehmet Issa N’Diaye : En matière de cacao comme ailleurs, l’histoire se répète : ce qui se passe actuellement est déjà arrivé en 1979 et à la fin de la décennie 1980 avec la « Guerre du cacao ». L’impression générale est que l’on est dans la réactivité plutôt que la proactivité. Le revirement du CCC et du Cocobod était prévisible : stopper les ventes n’est pas une bonne tactique, car on parle ici d’une commodité périssable. Certes le marché peut frémir sous l’effet d’annonce et les cours remonter temporairement, mais si l’on garde ce cacao trop longtemps, il finit par se déprécier et doit être revendu à un prix minoré. Cette initiative avait d’autant moins de chances d’influencer durablement le marché que les industriels disposent de ce que l’on appelle des stocks tampons, entreposés à Amsterdam, Rotterdam ou Anvers, qui couvrent un an à un an et demi de production et représentent l’équivalent de 2,5-3 millions de tonnes. On ne peut pas gérer le cacao comme on gère le pétrole. Dans cette optique, l’idée d’une « OPEP du cacao » ne me semble pas viable à long terme. Mieux vaudrait opter pour une « De Beers du chocolat », comme je le mentionnais dans un article paru il y a trois ans dans Jeune Afrique. En effet, on n’a pas affaire à une denrée vitale – le chocolat reste un produit de luxe –, contrairement au pétrole dont on a besoin tous les jours. Il faut non seulement prendre en compte la nature de la matière première, mais aussi ses propriétés chimiques. Dans les meilleures conditions, le cacao se conservera trois à trois ans et demi, tandis que le pétrole a une durée de vie qui se compte en millions d’années. Donc d’un point de vue purement spéculatif, on ne dispose pas des mêmes leviers d’action. Je pense qu’au lieu de se cantonner à une politique de rétention des fèves qui a déjà prouvé par deux fois combien elle est risquée, il serait plus intéressant d’opter pour la transformation tous azimuts, en se focalisant par exemple sur la transformation primaire (masse de cacao) qui n’exige ni moyens faramineux ni savoirs-faire ultra spécialisés. Ensuite, il faut mettre en place de bonnes politiques d’identification des plantations, car – et ce n’est un secret pour personne – une importante quantité de cacao provient des forêts classées. Selon certaines sources, celle-ci avoisinerait la production totale ghanéenne. Le récent boom quantitatif du cacao ivoirien est dû à l’exploitation des domaines réservés qui ont été plantés pendant la crise et arrivent ces dernières années à maturité. Il faudrait donc penser à détruire ces parcelles, les reboiser, et faire en sorte que les gens cessent de créer des plantations à tout-va. Plus globalement, il faudrait repenser la filière, en capitalisant sur les acquis de la réforme cacaoyère entreprise en 2012. L’on pourrait, notamment, structurer les coopératives de façon à ce que les planteurs puissent bénéficier d’un revenu minimum, d’une sécurité sociale, d’une assurance, ou encore d’un accès élargi au financement. Enfin, force est de constater que la politique de taxation sur le cacao, à travers la parafiscalité, nuit grandement à la compétitivité du produit. J’ajouterais pour conclure que le commerce international n’est pas un rapport de force, mais plutôt une relation donnant-donnant où chacun doit pouvoir trouver son compte.

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